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Politique sociale

Comment patronat et syndicats se partagent le gâteau de la formation

Politique sociale | publié le : 01.10.2006 | Yves Aoulou

Prolifération des collecteurs de fonds, comptes succincts, frais excessifs… La gestion paritaire de la formation continue n'est pas toujours orthodoxe. Et tout le monde en croque.

Attention, chantier explosif ! Dominique de Villepin avait commandé à un éminent conseiller d'État, Raphaël Hadas-Lebel, un rapport, remis au printemps dernier, censé dégager des pistes de réforme sur le financement syndical. Mais, prudemment, le Premier ministre a préféré botter en touche en saisissant le Conseil économique et social. Il faut dire que l'argent des syndicats est un sujet tabou. Surtout à l'approche d'une élection présidentielle. Les trésoriers des organisations syndicales et patronales peuvent donc dormir sur leurs deux oreilles.

L'une des mannes des partenaires sociaux est pourtant bien connue : il s'agit de la formation professionnelle, un gâteau de 4 milliards d'euros collectés chaque année par des organismes agréés et paritaires, les Opca. Officiellement, la transparence est de mise. La loi du 4 mai 2004 autorise ces super tiroirs-caisses à verser aux cinq confédérations syndicales (CGT, CFDT, CGC, CFTC et FO) et aux trois organisations patronales (Medef, CGPME et UPA) 0,75 % des sommes qu'ils récoltent au titre du financement du paritarisme. Ce qui représente, bon an mal an, 20 millions d'euros. Un pactole destiné à rétribuer des services rendus au nom de l'intérêt général : participation aux conseils d'administration des Opca, conseils aux entreprises et aux salariés égarés dans le labyrinthe des textes législatifs… « Les réformes de la formation professionnelle sont difficiles à gérer. DIF, contrats de professionnalisation, capital temps formation, tout cela est compliqué pour les PME. L'action des partenaires sociaux permet de faire passer les messages essentiels dans les entreprises qui n'ont pas les moyens de se payer des juristes spécialisés », argumente Xavier Royer, secrétaire général du Forthac, l'organisme collecteur du textile, de l'habillement, du cuir et de la chaussure.

Cette cagnotte transite par le Fongefor (Fonds national de gestion paritaire de la formation), un organisme abrité dans les locaux parisiens du Medef et présidé par un proche de Laurence Parisot, Francis Da Costa, président de la commission formation de l'organisation patronale. C'est là que l'on se partage le magot, suivant une règle intangible. La moitié profite aux syndicats, à raison de 20 % du montant disponible pour chaque centrale. L'autre moitié est réservée aux mouvements patronaux. Le Medef se taillant la part du lion, avec près de 60 % de l'enveloppe, contre 30 % pour la CGPME et 10 % pour l'UPA.

En sus de cette subvention, les représentants syndicaux et patronaux qui siègent bénévolement dans les comités paritaires nationaux de l'emploi (CPNE), au conseil d'administration du Fonds unique de péréquation (FUP), au Comité paritaire national pour la formation professionnelle (CPNFP), dans les conseils d'administration des Opca, dans les commissions paritaires de branche et dans une kyrielle d'autres instances et associations intermédiaires du même genre se font rembourser leurs frais de déplacement, d'hébergement, de formation, ou même une partie de leur salaire lorsque l'employeur ne rémunère pas leurs heures ou jours d'absence. Ce qui représente un autre fromage de 20 millions d'euros.

Rien, encore, que de parfaitement légal. D'ailleurs, le Fongefor doit produire chaque année un compte rendu exhaustif de ses dépenses, visé par les services de contrôle du ministère de l'Emploi et de la Formation professionnelle. Mais, en pratique, « ce compte rendu est succinct et le contrôle largement formel », constate le rapport Hadas-Lebel. Un bon connaisseur du Fongefor estime même que ses membres « ne se réunissent que deux fois par an pour parler gros sous, sans vraiment échanger d'informations ». Chaque organisation garde le silence total sur l'utilisation des subsides dont elle a bénéficié. Difficile, dans ces conditions, pour l'organe de contrôle qui dépend du ministère de l'Emploi et de la Formation professionnelle de travailler (voir encadré page 34). D'ailleurs, la plupart des centrales ne possèdent pas de comptabilité analytique permettant de connaître précisément l'origine et la destination de chaque euro encaissé.

Dans la colonne dépenses de son compte annuel, un gestionnaire d'Opca n'a pas hésité à inscrire : « Participation aux frais de paritarisme : 30 000 euros. » Sans autre détail. Du coup, les ficelles sont nombreuses, comme le défraiement des administrateurs syndicaux ou patronaux pour des réunions totalement fictives. Un ancien contrôleur évoque le cas d'un syndicaliste qui avait empoché dix fois les sommes qu'il avait réellement engagées. Repéré et blâmé, il n'a pas été sanctionné.

Des cas similaires ont été détectés par les services de contrôle en Picardie, dans le Nord-Pas-de-Calais et dans la région Centre, où un Opca a même écopé d'un redressement de 100 000 euros pour avoir délivré des chèques de remboursement « à la légère ». Compte tenu des centaines d'administrateurs qui siègent dans les instances de la formation professionnelle, ces « petits arrangements » finissent par peser lourd. Et expliquent en partie pourquoi le défraiement des administrateurs occupe un poste aussi important dans les dépenses des Opca. Pour limiter les frais, certaines branches négocient des accords de stabilité des dépenses paritaires. À l'instar du secteur sanitaire et social à caractère privé. Selon les termes d'une convention ad hoc, les syndicats et le patronat de cette branche bénéficient d'une garantie minimale de 225 000 euros par an. Le même type d'accord a été conclu dans les télécoms, dont les instances paritaires s'assurent une enveloppe annuelle de 700 000 euros. Dans la lunetterie, le montant garanti représente 0,08 % de la masse salariale. Même la modeste Fédération nationale des particuliers employeurs a créé un « fonds commun d'aide au fonctionnement du paritarisme », qui sera alimenté par un prélèvement de 0,01 % sur les salaires bruts des femmes de ménage, repasseuses et autres nourrices. Et encore ces différentes fédérations ne sont-elles pas les plus gourmandes. Car les frais de gestion du paritarisme peuvent culminer à 0,75 % des fonds collectés. « C'est cinq fois trop, il y a de la déperdition, constate un expert du financement de la formation professionnelle. Ces charges ne devraient pas excéder 0,15 % si les Opca étaient gérés avec rigueur. » Ils n'en prennent pas le chemin. Au contraire, leurs frais de gestion explosent. La loi a fixé un seuil de 10 % de charges administratives, défraiements paritaires et gestion courante compris. Or seul un collecteur sur cinq respecte ce plafond. Administrateurs et directeurs d'Opca réclament même que la barre soit rehaussée à 15 %.

Cette inflation s'explique en partie par la prolifération des organismes paritaires dans le domaine de la formation. La décentralisation a mécaniquement multiplié leur nombre par 22. « Dans chaque région, il y a maintenant 3 ou 4 organismes au sein desquels syndicats et employeurs traitent de la formation professionnelle », constate Jean-Claude Tricoche, le Monsieur Formation de l'Unsa. Plus on crée de structures, plus on multiplie les postes de permanents et le nombre d'administrateurs… Chaque branche professionnelle se bat bec et ongles pour avoir son Opca et ses multiples commissions paritaires. Résultat : on compte 100 Opca , deux fois plus que nécessaire. Et la collecte devient une véritable bataille. Sept Fonds de gestion du congé individuel de formation (Fongecif) ont récemment saisi le TGI de Paris pour défendre leurs intérêts face à la Mutualité agricole. Objet du litige : LCL (l'ex-Crédit lyonnais) a décidé de verser son obole à l'Agecif-Cama, l'organisme collecteur qui couvre le Crédit agricole. Un manque à gagner qui s'élève à plusieurs millions d'euros par an pour les sept Fongecif. Le foisonnement d'organismes est tel que les partenaires sociaux oublient même parfois de doter leurs instances paritaires d'une personnalité juridique. Quinze ans après sa création, le Comité paritaire national pour la formation professionnelle n'est toujours pas doté de structures en propre. Hébergé par le Medef qui en assure le secrétariat, il commandite pourtant moult études et campagnes de communication facturées en centaines de milliers d'euros. Et n'omet pas de défrayer ses administrateurs.

Cette nébuleuse arrange tout le monde. Certaines grandes entreprises profitent de cette kyrielle de commissions pour recaser des cadres en disgrâce ou en fin de carrière. De leur côté, les syndicats les considèrent comme autant de points de chute pour leurs permanents proches de la retraite, voire retraités. « À Force ouvrière, il n'y avait, dans les années 90, que quelques dizaines de militants affectés au domaine de la formation professionnelle. Ils sont aujourd'hui près de 500 », témoigne Jean-Claude Quentin, secrétaire national de FO. Entre les dirigeants des Opca et les administrateurs censés encadrer et orienter leur action, le copinage est fréquent. On comprend les motivations des premiers : rémunérés jusqu'à 150 000 euros par an, ils tiennent à leur poste. Dans ce paysage déjà fort encombré sont venus s'ajouter les observatoires des métiers, dont la loi de mai 2004 a contraint les branches à se doter. Des dizaines d'entre elles ont entrepris de coûteuses études en vue d'élaborer leur observatoire : 300 000 euros pour le textile et la chaussure, 400 000 pour les télécoms, 500 000 pour la banque. Comme les collecteurs ne sont pas soumis au Code des marchés publics, la tentation est forte pour les administrateurs de confier les budgets à des sociétés d'études ou à des organismes « amis ». Une spécialité des représentants patronaux, qui sont rarement contrariés par leurs homologues syndicaux.

Dans l'intersecteur carton-papier, des administrateurs « rebelles » ont pourtant obtenu qu'à côté de la société de conseil désignée par les employeurs, le cabinet Ambroise Bouteille & Associés, un organisme de leur choix participe à l'appel d'offres en vue de poser les bases du futur observatoire. Résultat, les syndicalistes ont fait appel au groupe Alpha, réputé proche de la CGT, finalement recalé. Dans la branche informatique et conseil aux entreprises, le montage de l'observatoire, un marché de 131 000 euros, a été confié aux cabinets Syberane et Novasys, sélectionnés par le collège employeur, et à Cdm@, une association liée à la CGC, syndicat dominant dans la profession. Exclue du festin, la CGT a tapé du poing sur la table. « Il semble que, pour certains, l'observatoire des métiers constitue avant tout une source de financement », ont grondé ses représentants. On imagine l'ambiance lors des réunions du conseil d'administration !

Le référencement des organismes de formation reste opaque

Les organismes de formation liés aux branches captent l'essentiel des prestations. C'est particulièrement vrai dans la métallurgie et le transport, qui drainent une myriade d'instituts. L'Union des industries et métiers de la métallurgie contrôle l'Association pour la formation professionnelle dans l'industrie ; l'Institut des techniques d'ingénieur de l'industrie, le Centre d'évaluation des potentiels à se former de l'industrie… Heureuse coïncidence, l'Opca IM, collecteur de la profession (450 millions d'euros de recettes), leur assure un confortable volant d'activité.

La part de l'Opca IM dans le chiffre d'affaires de ces organismes de formation alliés relève du secret défense. Même scénario dans les transports o๠les écoles gérées par la branche sont en situation de quasi-monopole. Rien d'illégal, car la seule obligation des fédérations professionnelles est de séparer juridiquement les organismes de formation des Opca. Mais pas très libéral non plus. Mezzo voce, les cabinets indépendants dénoncent ce qu'ils considèrent comme une distorsion de la concurrence. Mais, conscients du rapport de force, ils se gardent bien de hausser le ton.

Un contrôle en moyenne tous les cent ans

L es services de contrôle du ministère de l'Emploi ont, certes, le pouvoir d'infliger des amendes et des redressements, à l'instar du fisc, de retirer leur agrément aux Opca les plus laxistes, voire d'alerter le parquet, qui peut alors engager des poursuites pénales. Mais les contrôles exhaustifs sont trop rares, faute d'effectifs suffisants. Pour passer au peigne fin les comptes des 100 Opca qui brassent plus de 4 milliards d'euros par an, l'État ne peut mobiliser que 147 agents. Et encore : ces derniers n'y consacrent qu'une partie de leur temps. Pis, la grande majorité d'entre eux exercent en région, sous l'autorité des préfets, et n'interviennent qu'auprès des organismes locaux. Seuls deux contrôleurs sont affectés à la surveillance des gros collecteurs nationaux !

Ces deux dernières années, il n'y a eu que deux « descentes » dans les Opca, dont les recettes s'élèvent à la « modique » somme de 235 millions d'euros, soit moins de 2 % des flux financiers. Quand on sait qu'un audit exhaustif dure au moins trois mois, au rythme actuel, chaque organisme ne subira une vérification approfondie qu'une fois tous les… cent ans. Au grand dam des fonctionnaires, qui rêvent tout haut de passer à la Moulinette 20 % des collecteurs tous les ans, de sorte que tous soient audités dans un délai de cinq ans. Quand bien même ce vœu pieux se réaliserait, les contrôleurs se heurteraient aux consignes, implicites, des cabinets ministériels : surtout pas de vagues et, en cas de sanction, prière de ne pas avoir la main trop lourde.

Le plus souvent, les contrôles se terminent par des avertissements (presque) sans frais. « Il n'y a pas de système maffieux impliquant de l'enrichissement personnel et des emplois fictifs massifs », relativise-t-on au ministère de l'Emploi.

L'idéal, selon les fonctionnaires chargés des contrôles, serait de confectionner avec la collaboration des Opca eux-mêmes des tableaux de bord standards qu'il suffirait de vérifier périodiquement. On en est vraiment loin.

Auteur

  • Yves Aoulou