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Enquête

Les dégâts de la course au surprofit

Enquête | publié le : 01.02.2007 | Yves Aoulou, Éric Béal

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Alcatel

Crédit photo Yves Aoulou, Éric Béal

Insatiables investisseurs… Exigeant toujours plus de rentabilité, plus de dividendes, ils mettent les entreprises sous pression. Et les salariés trinquent, contraints d’être plus productifs et de se serrer la ceinture.

Champagne ! Les investisseurs sont à la fête. Pour eux, 2006 a été un excellent cru. Les poids lourds du CAC 40 ont donné le ton. Au premier semestre, ils avaient déjà engrangé 51 milliards d’euros de bénéfices (+ 23 % par rapport à 2005) et pouvaient tabler sur 100 milliards pour l’ensemble de l’année. Mieux que les prévisions les plus optimistes. Outre les stars de la Bourse, des petites et moyennes entreprises cotées se sont aussi invitées au festin. Au nombre de ces gazelles, Iliad, maison mère du fournisseur d’accès à Internet Free, et Sogeclair, spécialiste de la simulation industrielle, qui ont doublé leur rentabilité.

Grisés par ces résultats hors norme qui s’accumulent depuis trois à quatre ans, fonds de pension, banques d’affaires et sociétés d’investissement, très influents au capital de ces entreprises surperformantes, reprennent à leur compte la fameuse devise olympique : celtius, altius, fortius (« plus vite, plus haut, plus fort ». « Insatiables, ils exigent une rentabilité de 15 à 20 % des capitaux propres », indique Jean-Louis Amelon, un ancien banquier d’affaires qui enseigne la finance à Sciences po et à l’ESC Bordeaux. Gare aux entreprises qui n’obéissent pas à ce diktat ! « À l’heure de la dématérialisation, quelques clics de souris suffisent pour déplacer des milliards d’euros d’investissements boursiers », explique l’économiste Jean-Luc Gréau, auteur du Capitalisme malade de sa finance, chez Gallimard. « La stabilité moyenne des fonds de pension dans l’actionnariat des entreprises se limite à sept mois », tonne cet ex-conseiller du Medef qui réclame une loi obligeant les zinzins – les fameux investisseurs institutionnels – à un minimum de fidélité, qu’il situe entre quatre et cinq ans.

Des machines à cash

Cette règle du 15 % importée des États-Unis ne repose sur aucune théorie économique. Elle fait, pourtant, office de règle d’airain. Non seulement dans les entreprises cotées, mais aussi dans les sociétés qui ont fait l’objet d’un LBO (leverage management buy out). Ces boîtes à fort potentiel rachetées à crédit par des fonds d’investissement sont pressurées sans modération. Confidentiels il y a quelques années, les LBO concernent aujourd’hui 1 600 entreprises employant 500 000 salariés. Vivarte, TDF, Picard, Panzani ou le fabricant de composants électroniques Eurofarad, transformés en machines à cash, crachent au moins 20 % et jusqu’à 40 % de bénéfices par an. « Plus leur endettement est élevé, plus leur rendement doit être élevé », énonce le patron d’un fonds anglo-saxon actif dans l’agroalimentaire.

Soit. Mais la fortune des fonds d’investissement ne fait pas le bonheur des entreprises concernées, ni, surtout, celui de leurs salariés. « Privilégier aussi ouvertement la rentabilité financière au détriment d’un vrai projet économique, c’est de la flibuste », s’insurge Philippe Larasse, un des animateurs du Collectif LBO, une association proche de la CGT. Incantation de militant ? Pas seulement. Experts, analystes et universitaires sont nombreux à juger nuisible la pression financière excessive sur les entreprises. « Un taux de rentabilité de 15 % n’est soutenable que dans une conjoncture économique forte. Ce n’est pas le cas actuellement. Ce modèle ne peut pas perdurer. Ses promoteurs mènent les entreprises au crash et scient la branche sur laquelle ils sont assis », confirme Jean-Louis Amelon.

Douche froide chez Axa et Renault

Avec quelles méthodes les champions de la performance parviennent-ils à dégager ces miraculeux dividendes ? Pas de miracle, ils poussent les bonnes vieilles recettes du cost killing jusqu’à la caricature. Quitte à faire avaler la pilule aux troupes avec un projet d’entreprise à l’intitulé rassurant. Les aristocrates des entreprises du CAC 40 ne sont certes pas les plus à plaindre. Gâtés par des avantages multiples, ces salariés se situent au-dessus de la moyenne. Il n’empêche. Chez Axa, par exemple, le projet « ambition 2012 » vise à doubler le chiffre d’affaires et à tripler les bénéfices d’ici à six ans. Stimulant ? Peut-être, mais les premières mesures prises ont fait l’effet d’une douche froide. Les salariés du siège social viennent de voir leur espace de travail réduit de 30 % et quelque 1 500 emplois pourraient être délocalisés au Maroc. Chez Renault, le « contrat 2009 » dévoilé par Carlos Ghosn en février 2006 sur fond de bénéfices record (3,3 milliards d’euros, en hausse de 18 %) se veut aussi ambitieux et mobilisateur. À y voir de plus près, il promet plus de sueur aux salariés (ils devront dépenser moins, mais fabriquer et vendre plus de voitures), qui devront dégager encore plus de cash aux actionnaires. L’ex-meilleur cost killer du monde s’est engagé à doubler leurs dividendes.

Les actionnaires de Manpower n’ont eu qu’à hausser le ton pour que la filiale française déclenche illico un PSE

Dans la plupart des entreprises soumises au joug des financiers, rentabilité maousse rime avec risques riquiqui. C’est particulièrement vrai dans le secteur des services, qui a pris le pas sur l’industrie dans l’économie française. Jean-Louis Amelon confirme : « Sous la pression des fonds, beaucoup de dirigeants n’osent plus s’engager. Ils sont en panne de projets, investissent peu en R & D et en marketing, au risque d’affaiblir à la longue leur propre compétitivité. » Les actionnaires le savent, mais n’en ont cure. Tout pour la rentabilité immédiate. Et s’il faut profiter de marchés particulièrement juteux, la haute finance utilise son trésor de guerre (les faramineux résultats accumulés au fil des ans) pour racheter concurrents ou sociétés à fort potentiel. D’où l’explosion actuelle des fusions-acquisitions. « On est surpris de voir à quelle vitesse se vendent et s’achètent de très grandes entreprises, observe Olivier Vassal, associé chez Atos Consulting, auteur de Crise du sens, défis du management (Village mondial).

Dans ces conditions, le coût du travail figure, bien entendu, en bonne place dans la panoplie du dirigeant-sachant-générer-du-bénéfice. Les champions de la rentabilité recrutent chichement, mettent la pédale douce sur les augmentations, n’hésitent pas à carrément geler les salaires, jouent avantageusement sur les rémunérations variables… Exemple : Total. Depuis cinq ans, le pétrolier (17,5 % de rentabilité en moyenne) a bloqué à 5 % le poids des frais de personnel par rapport à son chiffre d’affaires. « Sur la même période, le groupe a versé plus de dividendes à ses actionnaires qu’il n’a investi », hurlent les syndicats. Même tour de vis à la Société générale. Alors que les bénéfices ont bondi de 35 % l’année dernière, les salariés n’auront droit qu’à moins de 2 % d’augmentation générale. Rien à voir avec la croissance de 40 % des dividendes servis aux actionnaires. Même si la rémunération différée est au rendez-vous.

Solution encore plus radicale pour maîtriser les coûts : restructurer à titre préventif. Il y a quelques années, Michelin avait fait scandale en annonçant simultanément bénéfice record et restructuration lourde « pour sauvegarder la compétitivité à terme ». Depuis, la pratique s’est répandue. « Les dirigeants ont d’autant moins de scrupules à l’adopter qu’ils sont largement intéressés aux résultats », note Bénédicte Reynaud, économiste, directrice de recherche au CNRS Paris-Jourdan. L’an dernier, les actionnaires américains de Manpower, jugeant insuffisante la rentabilité de leur filiale française, n’ont eu qu’à hausser le ton depuis Milwaukee pour qu’un plan de sauvegarde de l’emploi se déclenche aussitôt. Quelques mois plus tôt, H-P France avait dû obéir aux mêmes injonctions, venues de Palo Alto. Ce n’est pas un hasard si les grandes entreprises commencent à choisir leur DRH parmi des cadres rompus à la finance comme l’ont fait la BNP ou Alcatel (voir ci-contre).

Cadences accélérées

Conséquence directe de cette vision très financière de la gestion des hommes ? Une course effrénée à la productivité, dont les multinationales américaines n’ont pas l’exclusivité. À la Société générale, une des banques les plus rentables du monde, ils étaient 5 000 salariés à assurer l’exploitation administrative du réseau de banques de détail en France. Leur nombre est désormais réduit à 4 000. Autre exemple : Michelin, où une organisation pilote expérimentée à l’usine de Roanne était censée accroître l’autonomie des opérateurs. Le projet a surtout servi à prouver que les cadences peuvent être accélérées et les coûts de production abaissés. « Sous prétexte d’introduire des nouvelles technologies, on réintroduit du taylorisme », se plaignent les syndicats, qui ne sont plus seuls à déplorer le dévoiement des technologies.

Consultants et experts s’en alarment aussi. À l’instar d’Olivier Vassal : « Les systèmes d’information facilitent la standardisation des processus, rendent les individus plus autonomes, explique-t-il. L’ennui, c’est que ces systèmes, trop rigides, sont souvent orientés vers la réduction des coûts et le contrôle des individus. Ils ne rendent pas le travail plus flexible ni les collaborateurs plus autonomes. Ils tendent même à générer une nouvelle forme de bureaucratie. » Mais, de cela, les investisseurs n’ont cure.

Des profits record pas toujours équitablement redistribués
Alcatel

Alcatel veut dégager toujours plus de bénéfices et de valeur pour l’actionnaire. Pour y parvenir, le groupe est même prêt à se transformer en industriel sans usine.

Alors que le résultat net amorce une courbe ascendante, plus de 9 000 suppressions de postes sont annoncées.

Iliad-Free

La petite boîte qui monte accumule les bons chiffres. Au bénéfice de ses actionnaires et dirigeants.

Les salariés du fournisseur d’accès à Internet sont moins bien traités : leurs émoluments frôlent les minima conventionnels.

Renault

Le constructeur français affiche des bénéfices record (3,3 milliards d’euros en 2005) mais sa marge opérationnelle est en baisse.

Si, en 2006, le résultat opérationnel n’a pas atteint 2,5 %, la prime de performance (un mois de salaire) sera supprimée. Ce serait du jamais-vu depuis sa création en 1991.

Axa

En trois ans, le bénéfice net a triplé. Sur son marché, le groupe fait partie des plus rentables du monde.

Les salariés s’inquiètent de la délocalisation de 1 500 emplois vers le Maroc. La direction donne des garanties sur le maintien de l’emploi en France, sans convaincre ses partenaires sociaux.

LVMH

Le champion du luxe a carrément doublé ses bénéfices en moins de trois ans.

Cela n’empêche pas le groupe de Bernard Arnault de serrer les boulons sur les frais de personnel, y compris en recourant massivement aux stagiaires. Au grand dam des salariés.

Société générale

Sans conteste, la banque est l’une des plus rentables du monde. Et ses salariés ne sont vraiment pas à plaindre sur le plan des salaires et autres avantages.

Mais cette rentabilité à un coût : création de plateaux de services clients, contrôle d’activité, reporting constant, la Générale est sous tension permanente.

BNP Paribas

Avec une rentabilité en progression de 50 % en trois ans, BNP Paribas flambe.

Mais le compte n’y est pas pour les syndicats. Faute de mesure générale – la direction proposant une prime et un abondement en cas de versement sur le PEE –, il n’y a pas eu cette année d’accord sur les salaires. Une première à la BNP.

Michelin

Le leader mondial des pneumatiques a été trois fois plus profitable en 2005 que trois ans plus tôt.

Le groupe de Clermont-Ferrand veut aller encore plus loin, en augmentant la productivité dans ses usines, et n’exclut pas de fermer les moins rentables en France.

Total

En termes de bénéfices, Total fait bien mieux que ses concurrents.

Reste que les actionnaires sont servis avant les salariés. Du coup, la moindre étincelle, comme la suppression du lundi de Pentecôte en 2005, peut mettre le feu aux raffineries. Autre dossier chaud, la restructuration de la chimie.

Des DRH qui parlent finance

Ghislaine AUXOUX

DRH DE XEROX FRANCE

Formation : Edhec.

Parcours : analyste financière, contrôleuse financière, ingénieure grands comptes, directrice du marketing.

Jacques BEAUCHET

DG, SUPERVISEUR DE LA FONCTION RH DU GROUPE CARREFOUR

Formation : École supérieure de commerce de Paris.

Parcours : contrôleur de gestion chez Shell, directeur financier délégué de Promodès.

Guillaume BOURGET

DRH ET DIRECTEUR ADMINISTRATIF ET FINANCIER DE SPOREVER

Formation : expert-comptable.

Parcours : responsable du reporting opérationnel chez Capgemini, secrétaire général de deux filiales du groupe Lagardère.

Pierre HURSTEL

DRH ET DIRECTEUR DE LA STRATÉGIE MONDIALE D’ERNST & YOUNG

Formation : ESC Toulouse.

Parcours : auditeur financier, spécialiste des secteurs de la banque de détail.

Cathy KOPP

DRH DU GROUPE ACCOR

Formation : maîtrise de mathématiques.

Parcours : directrice générale puis P-DG d’IBM France.

Frédéric LAVENIR

DRH DU GROUPE BNP PARIBAS

Formation : HEC, ENA.

Parcours : haut fonctionnaire au ministère des Finances et de l’industrie, P-DG de BNP Lease Group.

Cyrille DE MONTGOLFIER

DRH D’AXA FRANCE

Formation : Edhec.

Parcours : haut fonctionnaire, directeur des éditions Belfond, administrateur général adjoint du CEA, DGA d’Axa Conseil.

Claire PEDINI

DRH DU GROUPE ALCATEL-LUCENT

Formation : HEC.

Parcours : directrice de la communication financière d’Alcatel, directrice financière adjointe d’Alcatel.

Jean-Claude TOSTIVIN

DGA RESSOURCES HUMAINES ET ADMINISTRATION DU GROUPE BOUYGUES

Formation : expert-comptable.

Parcours : chef du service administratif et financier de Maison Bouygues, secrétaire général, directeur central administration et gestion du groupe Bouygues.

Auteur

  • Yves Aoulou, Éric Béal