logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Les relations sociales, oubliées du programme des grandes écoles

Politique sociale | publié le : 01.06.2007 | Thomas Amadieu

De HEC à l'X en passant par Sciences po… nos pépinières de managers restent très discrètes sur les thématiques sociales et RH. Pas étonnant que les têtes bien faites ne soient pas armées face à des conflits sociaux.

Mathieu se souviendra longtemps de son premier poste d'encadrement. En effet, confronté à une grève massive, ce directeur de ligne de production à La Poste a regretté de ne pas avoir suivi de cours sur la négociation pendant ses études. En 2005, la direction du centre de tri postal de Sassenage, en banlieue grenobloise, cherche à réorganiser le cycle de travail jour-nuit de ses salariés. Elle se heurte aux syndicalistes, qui refusent de négocier et demandent même le départ du directeur. « La tension entre les délégués syndicaux et la direction était telle que c'est moi qui ai dû négocier à Paris », se souvient Didier Rossi, représentant FO au conseil d'administration de La Poste. Résultat, Mathieu assiste, impuissant, à l'éviction de son supérieur et constate l'échec de ses méthodes bonapartistes. « La direction n'avait aucune considération pour les syndicats, témoigne Didier Rossi, or il faut connaître les partenaires sociaux pour savoir avec qui négocier en cas de conflit. C'est une pratique qui doit s'apprendre sur les bancs de l'école. »

Comme Mathieu, les diplômés des grandes écoles, parachutés très tôt à des postes d'encadrement, ne sont guère armés pour faire face à un conflit. Qu'ils viennent de Sciences po, de l'Essec ou des Mines, leur formation initiale ne fait pas la part belle à la négociation ni au droit social. Loin s'en faut. « La plupart des élèves décrochent leur diplôme sans avoir aucune notion de gestion des ressources humaines », note Annick, en dernière année à l'ESC Reims.

Cinquième roue du carrosse. Les relations sociales n'ont pas trouvé leur place dans les établissements d'enseignement supérieur, y compris dans les écoles de commerce. C'est le cas à HEC où « la finance demeure la discipline reine, suivie du marketing et de la stratégie », témoigne Charles-Henri Besseyre des Horts, qui enseigne les RH à Jouy-en-Josas. « Du coup, nous réalisons essentiellement un travail de fond pour toucher tous les étudiants », poursuit-il. Et ce n'est pas toujours facile. Car « le domaine reste considéré par certains d'entre eux comme une « discipline pipeau », regrette Christine Naschberger, directrice du département management des ressources humaines d'Audencia Nantes. « Il faut s'efforcer d'être concret pour que les étudiants comprennent que cet apprentissage leur sera utile dans leur vie professionnelle », ajoute-t-elle.

Conséquence : la plupart des cours restent à la surface des choses ou éludent carrément les relations sociales. Car, même si les RH sont enseignées dans certaines business schools, on n'y aborde pratiquement jamais le chapitre des conflits sociaux. Au mieux, recrutement, gestion des compétences, management interculturel et même diversité sont évoqués, mais la discrétion reste de mise sur l'histoire du syndicalisme, le droit social ou la négociation, autant de thématiques peu prisées des étudiants. Dans les écoles d'ingénieurs, le constat est encore plus affligeant : des cours de sciences humaines, voire de management, mais rien sur la gestion de conflits. Bilan identique à Sciences po, où l'on ne trouve pas trace d'un seul cours de RH dans la scolarité commune à tous les étudiants. « Les jeunes ont une connaissance parcellaire des relations sociales, du syndicalisme et de son histoire, constate Didier Rossi. Certains patrons se défient des syndicalistes, dans lesquels ils voient un adversaire et non un partenaire. C'est la raison pour laquelle la culture d'affrontement l'emporte encore trop souvent sur celle de la négociation. »

De plus, les diplômés frais émoulus des grandes écoles ignorent tout des contraintes des salariés, constate Raymond Llanes, ancien directeur des relations sociales de La Poste : « Ils ont une vision de l'entreprise très désincarnée dans laquelle les conflits d'intérêts n'existent pas, avec, pour conséquence, de fortes tensions, comme dans la grande distribution, où ouvrir un magasin jusqu'à 22 heures ne signifie pas la même chose pour le manager qui rentre en voiture et la caissière en RER. »

Les élèves ingénieurs considèrent leur stage ouvrier obligatoire comme une expérience folklorique

Certes, les écoles d'ingénieurs organisent des « stages ouvriers » et un stage de contremaître, voire, comme à Polytechnique, une « année humaine » de service civil ou militaire. Mais cette formation pratique ne joue pas suffisamment son rôle : « C'est comme si vous alliez en prison pour quinze jours. Sachant que vous ne resterez pas longtemps, vous ne vous mettez pas réellement à la place des prisonniers », tranche Raymond Llanes. Jacques Joseph, directeur de la scolarité de Centrale Lyon, reconnaît que « les stages d'exécution sont encouragés pour essayer de compenser le manque de maturité et l'écart social qui peut exister entre nos étudiants majoritairement issus de milieux favorisés et leurs futurs collaborateurs ». Mais ces mêmes étudiants considèrent pour la plupart ces expériences comme folkloriques.

Pourtant, les grandes écoles assument une vocation à former des managers. Tout y concourt : des cours sur le leadership aux travaux de groupe en passant par la vie associative et parfois même les traditions. Comme à l'École nationale supérieure des arts et métiers (Ensam) où les bizutages et autres rites d'initiation enseignent le goût du commandement. Ainsi le jeune diplômé est-il « malgré son inexpérience très demandeur de responsabilités », juge un DRH d'un grand groupe automobile français. Mais se sentir l'âme d'un chef suffit-il à manager en situation de conflit social ?

Pour Stéphane Roussel, DGRH à SFR, la réponse est non. « Le jeune diplômé issu d'une grande école n'est pas suffisamment préparé à se retrouver face à 30 partenaires sociaux. » Et il ne peut pas toujours s'abriter derrière le DRH ou le directeur des relations sociales ; son rôle de manager de proximité lui impose de négocier en amont. La formation interne devient alors une nécessité : « Les grandes écoles ne font pas assez d'enseignement pratique. Nous devons compléter la formation des jeunes, fussent-ils très brillants, par un accompagnement pas à pas. »

Même constat à Carrefour, où Jean-Luc Delenne, le directeur des relations sociales, explique que les jeunes sont d'abord stagiaires et assistent le directeur du magasin avant de le devenir ; « nous organisons également des stages de formation en droit du travail ». Et de souligner : « Les élèves des grandes écoles doivent comprendre que les réunions de délégués du personnel sont importantes pour obtenir des informations à la source. Parfois le management filtre l'info, il faut donc être au plus près du terrain. Un bon directeur doit écouter les messages d'alertes (absentéisme, turnover, grève, moindre performance…) afin d'éviter un conflit ouvert fatal au chiffre d'affaires. » La formation continue vient également pallier les lacunes, avec ce paradoxe amusant que Christine Naschberger relève : « Je retrouve souvent les mêmes étudiants plusieurs années après dans des formations continues en RH. »

Expériences concrètes. Fortes de ce constat, certaines entreprises mettent leur grain de sel dans les cursus. Stéphane Roussel, DGRH de SFR, organise dans certaines écoles et universités des « apprentissages à base de jeux de rôle afin que les étudiants soient préparés au face-à-face avec des délégués syndicaux experts en négociation ». Il rencontre en cela les attentes de nombre d'étudiants avides d'expériences concrètes, « plus parlantes que trente heures de cours magistraux », souligne Mathilde, étudiante au Ceram Nice. Alors que les conflits se multiplient et se diversifient, les dirigeants ont besoin d'une réelle sensibilité sociale. Il en va de leur légitimité et de leur capacité à faire tomber le mur qui sépare direction et exécution.

Trop rares intervenants syndicalistes

Certaines écoles, une vingtaine, esquissent des rapprochements avec le monde syndical en proposant à des délégués d'intervenir dans le cadre des masters de RH. Grenoble École de management a organisé des visites à la Bourse du travail avec l'intervention de leaders syndicaux. Au menu : cours sur le droit syndical et jeux de rôle pour s'entraîner à la négociation.

À l'ESCP-EAP, ce sont des membres de la CGT qui viennent partager leur savoir. Un moyen d'en finir avec l'image traditionnelle des syndicalistes auprès des managers mais qui reste très ponctuel. Sans surprise, ces formations se destinent avant tout aux futurs DRH.

De plus, ces initiatives ne sont pas légion. François Fayol, secrétaire général de la CFDT Cadres, affirme « ne pas crouler sous la demande » et regrette que ces initiatives « ne se développent pas et soient dues uniquement à des relations privilégiées avec certains professeurs ».

Entre grandes écoles et syndicats, la méfiance reste de mise. Zéro, c'est le nombre de cours portant sur les syndicats parmi les 100 à 200 cours en moyenne disponibles, hors masters, à l'Essec, HEC, Polytechnique, Centrale et Sciences po.

Auteur

  • Thomas Amadieu