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Enquête

L’entreprise à l’épreuve du suicide

Enquête | publié le : 01.11.2007 | Anne-Cécile Geoffroy

Désemparées face au passage à l’acte d’un salarié, les directions ont tendance à se réfugier dans le déni. Devant l’urgence, elles se tournent vers des cellules d’écoute. Mais peu prennent le problème à bras-le-corps en analysant leur organisation.

On ne peut pas ignorer le suicide d’un collègue et fuir le problème, même si l’entreprise n’est pas en cause dans le passage à l’acte. Mais cette situation est difficile à gérer. D’abord parce qu’on ne s’y attend jamais. Ensuite parce qu’on ne peut pas trop en dire par respect pour la famille du collaborateur », explique Philippe de Cuverville, secrétaire général de Neuf Cegetel. Le groupe de télécommunications a dû « gérer » en début d’année le suicide d’un de ses salariés. « J’ai appris la nouvelle par mail en arrivant un lundi matin au bureau. Ça a été un choc, raconte un cadre chez Neuf Cegetel. Le vendredi précédent, lorsque je l’avais quitté, il allait bien. Il avait apparemment refusé de prendre un pot avec le reste de son équipe après le boulot. » Dès le lendemain, la direction de l’opérateur propose à ses collaborateurs directs et à ceux qui le connaissaient de se réunir pour en parler au sein d’une cellule d’écoute animée par un psychologue. « J’y suis allé sans trop de conviction. Mais ça m’a fait du bien d’échanger avec les autres », poursuit le salarié. L’entreprise a maintenu cet accompagnement pendant un mois avec des entretiens individuels pour qui le souhaitait. « Nous avons également décidé de déménager l’équipe. Arriver le matin et trouver un bureau vide… Nous voulions les aider à faire leur deuil, à ne pas entretenir un climat morbide », précise Philippe de Cuverville.

Séries noires. Face au suicide, les entreprises sont totalement démunies. Elles se réfugient dans le déni, renvoyant toujours très maladroitement les raisons du passage à l’acte à la sphère privée. Reste que, ces dernières années, les suicides sur le lieu de travail, donc en lien avéré ou supposé avec le boulot, se sont multipliés. Certains sites ont même connu de véritables séries noires. Au technocentre de Renault, à Guyancourt, pas moins de quatre suicides ont endeuillé l’entreprise depuis l’automne 2006, dont trois entre octobre 2006 et février 2007. À Mulhouse, Peugeot a connu, coup sur coup, cinq suicides cette année. Dans le meilleur des cas les entreprises acceptent une enquête du CHSCT, dans le pire, elles la refusent, ajoutant à l’incompréhension des salariés. Car, reconnaître la possibilité d’un lien entre ces actes extrêmes et le travail, c’est ouvrir une boîte de Pandore, et cela les obligerait à s’interroger sur leur organisation. Les syndicats ne sont pas plus à l’aise avec le sujet. « On ne sait pas comment faire. On parle des conditions de travail, de stress. Mais lorsqu’un suicide intervient, on ne prononce jamais le mot, de crainte d’être accusé de vouloir récupérer la mort d’un collègue pour faire passer ses revendications », reconnaît Olivier Bailly, délégué syndical FO chez Neuf Cegetel. À France Télécom, la CGC et SUD PTT ont bien dénoncé, en septembre, la pression croissante qui s’exerce sur les salariés à travers un observatoire du stress et de la mobilité forcée. « Mais nous n’avons pas attaqué le sujet sous l’angle des suicides, bien qu’il y en ait plusieurs chaque année. France Télécom n’est pas épargné par le phénomène », souligne Pierre Morville, délégué syndical central CFE-CGC. Selon les résultats de cet observatoire, 15 % des salariés du géant des télécommunications se déclarent en situation de détresse.

Dans les grandes entreprises la gestion des suicides à chaud est bien souvent identique. En juillet dernier, une salariée d’Areva s’est défenestrée au siège. « Une cellule d’écoute a été proposée aux salariés dans les jours qui ont suivi, explique François Grout, délégué syndical central CFE-CGC. Le médecin du travail, l’assistante sociale et une psychosociologue du site de La Hague, détachée une fois par semaine au siège, étaient à la disposition des salariés qui le souhaitaient. » Chez Renault, une cellule d’écoute a été activée et confiée au cabinet Preventis. Bien qu’aucun suicide n’ait été à déplorer, la direction de France Télécom expérimente de son côté des cellules d’écoute et d’accompagnement dans deux directions territoriales. Officiellement, il s’agit d’aider les salariés dans le cadre du programme Next, qui vise à transformer l’entreprise en opérateur de services. « Nous pouvons espérer que ce type de dispositif nous permettra d’anticiper des situations de détresse et empêchera les salariés désespérés de passer à l’acte », explique Brigitte Dumont, directrice du management des compétences et de l’emploi.

Inutile sur le plan médical. Les entreprises ont également tendance à mettre en place un numéro vert, comme PSA à Mulhouse, pour permettre aux salariés d’exprimer leur mal-être de façon anonyme. Mais l’efficacité de ces dispositifs est sujette à caution. Les syndicats manquent souvent d’informations sur leur suivi. « La direction nous dit qu’a priori peu de collaborateurs ont utilisé le numéro, mais n’avance aucun chiffre », souligne Martial Petitjean, délégué syndical CFE-CGC sur le site de PSA Mulhouse. À EDF, les organisations sont également dans l’attente. « La direction a annoncé, en avril dernier, la mise en place d’un numéro vert pour le second semestre 2007. Mi-septembre il n’y avait toujours rien d’installé. Quant à l’observatoire des conditions de travail promis, il n’est pas encore opérationnel », pointe Guy Cléreaux, DS CGT à la centrale de Chinon, qui a connu trois suicides en six mois l’an dernier.

PSA a mis en place une cellule de veille dans chacun de ses sites et confié au cabinet Stimulus une étude sur les facteurs de stress à Sochaux, Mulhouse et Vélizy afin de finaliser un plan d’action au printemps 2008

Dominique Huez, le médecin du travail, est plus cassant : « D’un point de vue citoyen, ces numéros verts sont crétins et, d’un point de vue médical, ils ne servent à rien. Tous les dispositifs aujourd’hui utilisés sont erronés. » Un constat que partage Bernard Salengro, médecin du travail et secrétaire national santé au travail pour la CFE-CGC. « Les écoutes téléphoniques, c’est pipeau, mais je comprends que les entreprises s’en emparent. Elles sont démunies. Il faut qu’elles se décident à traiter les risques psychosociaux comme les autres risques liés au travail. »

Une poignée d’entreprises commencent simplement à s’y attaquer. « L’environnement nous y pousse, reconnaît Jean-Luc Delenne, directeur des relations sociales pour le Groupe Carrefour. L’accord européen de 2004 sur le stress au travail en fait partie. » PSA a constitué à Mulhouse des groupes de « concertation centre » réunissant médecins du travail, encadrement, organisations syndicales et direction pour échanger les points de vue. Parallèlement, des cellules de veille ont été créées sur tous les sites pour travailler sur les origines de la détresse psychologique des salariés. Le constructeur a également confié au cabinet Stimulus une étude sur les facteurs de stress sur trois de ses sites (Mulhouse, Sochaux et Vélizy). La direction générale en attend les résultats pour élaborer un plan d’action qui devrait être finalisé courant mars 2008.

La Société générale, touchée par différents suicides depuis 2004, prévoit une discussion autour du stress avec les partenaires sociaux avant la fin de l’année. « L’idée est de bien délimiter le sujet sans pour autant le relier au suicide, de parvenir à anticiper des situations de surstress et de voir quelle mesure d’accompagnement nous pouvons mettre en place, explique Françoise Renard, directrice adjointe des relations sociales de la banque. » Pour Michel Marchet, délégué syndical central CGT, c’est déjà un pas en avant de la direction. « En 2004, alors qu’un trader s’était défenestré d’une des tours de la Défense, la direction de l’entreprise s’était opposée à une enquête du CHSCT. Dans le dernier cas, elle n’y a fait aucune opposition. » De son côté, Carrefour s’est doté depuis un an et demi d’une commission paritaire santé et sécurité au travail. « L’un des groupes planche sur les risques psychosociaux afin d’alimenter le document unique d’évaluation des risques, précise Jean-Luc Delenne. Un baromètre social pour apprécier le stress des salariés vient d’être adopté. »

Renault, après avoir annoncé le recrutement de 110 cadres au technocentre pour soulager les équipes d’ingénieurs, a décidé l’embauche de 240 collaborateurs supplémentaires d’ici à fin 2008. Le constructeur s’est engagé dans la maîtrise du temps de travail, à travers huit mesures « Depuis le 1er octobre, les horaires d’ouverture à Guyancourt ont été resserrées entre 7 heures et 20 h 30 au lieu de 5 h 30 et 22 h 30, précise Bernard Ollivier, directeur des établissements d’ingénierie en France. Nous réaffirmons aussi des pratiques de bon sens, comme le respect de vraies pauses-déjeuner et l’interdiction de réunions convoquées après 18 heures. » Pour Fred Dijoux, à la CFDT, « il s’agit de mesures de saupoudrage, qui ne répondent pas aux attentes des salariés. Il n’y a rien sur la gestion du stress ».

Pourtant, les entreprises ont intérêt à s’emparer du sujet rapidement. Ne serait-ce que pour des raisons juridiques. « Sur le plan pénal, la responsabilité de l’employeur pourra être recherchée sur le fondement d’un homicide involontaire, précise Patrice Adam, maître de conférences en droit privé à l’université de Nancy II. Et, à la clé, de fortes indemnisations des familles et des peines de prison avec sursis pour le dirigeant d’un site concerné. Les entreprises se couvriront d’autant mieux qu’elles pourront prouver qu’elles se sont sérieusement attelées au sujet. Par exemple, en n’oubliant pas les risques psychosociaux dans le document unique. À défaut, les juges n’hésiteront pas à caractériser la faute d’imprudence. » Une entreprise avertie en vaut deux…

ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE CHOUANIÈRE Médecin épidémiologiste, responsable du projet « stress au travail » à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).
“Les risques psychosociaux ne sont pas des sous-risques”

Les violences physiques entre collègues sont-elles courantes ?

Ce n’est pas un problème d’ampleur : seulement 2 % des Européens déclarent avoir été l’objet en 2002 de violences physiques de la part de personnes du lieu de travail.

En revanche, la violence psychologique (brimade, placardisation, etc.) toucherait 10 % des personnes, d’après une enquête récente menée auprès de 7 694 salariés de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cela n’est pas comparable au stress : 30 % des salariés se plaignent de problèmes de santé liés à un stress au travail. Mais c’est stable et les Français se situent dans la moyenne européenne.

Comment expliquez-vous le phénomène ?

Les nouvelles techniques de communication, via les e-mails, les BlackBerry… favorisent l’isolement. Les temps sociaux et conviviaux se sont beaucoup réduits sous l’impulsion, entre autres, des 35 heures.

Le salarié ne bénéficie plus de support comme autrefois pour faire face aux difficultés rencontrées dans le travail.

Les collègues ne sont plus disponibles et, souvent, dans la même situation d’isolement, la hiérarchie est trop occupée elle-même à rendre des comptes et à faire face à son propre stress. Restent les services de santé au travail. Les médecins enregistrent une augmentation importante des demandes de visite spontanée.

Les entreprises s’en soucient-elles ?

La consultation des documents uniques des entreprises montre que l’évaluation des risques psychosociaux y est rarement présente. Pendant longtemps, ces risques n’ont pas été perçus comme de vrais risques. Les entreprises commencent tout juste à s’en préoccuper. Pourtant, les sources de stress sont largement identifiées, par exemple une forte exigence d’investissement associée à peu de reconnaissance du travail, et ses méfaits sont connus depuis des décennies : dépression, maladies cardio-vasculaires, troubles musculo-squelettiques, infections à répétition…

Que peuvent faire les entreprises ?

En France, la gestion individuelle du stress a dominé le paysage. Cette approche qui essaie de renforcer la résistance des salariés n’est que palliative et n’agit pas sur les causes. Il faut une démarche structurée avec une phase de diagnostic sur les sources de stress, suivie d’une phase corrective qui vise à les réduire. Il n’y a pas, de toute façon, de réponse prête à l’emploi.

Les observatoires du stress ont montré leurs limites. Ils peuvent parfois s’avérer contre-productifs : solliciter la parole des salariés sans restitution des résultats et sans plan d’action derrière peut générer des frustrations supplémentaires. Quant aux numéros verts et autres hot lines, on sait qu’ils sont inadaptés. Ils empêchent la prise en compte de la dimension collective du problème, ce que peut faire par exemple un service de santé au travail.

Quels sont les risques de la médiatisation des suicides ?

Un suicide dans une entreprise peut être un déclencheur pour d’autres personnes qui vivent la même situation. Le phénomène de contamination au niveau local est donc réel. Le risque de « contamination » via la médiatisation des suicides ne peut être exclu, mais c’est un phénomène beaucoup plus limité que le précédent et qui a son pendant : une personne en souffrance qui entend parler de suicide lié au travail, de prévention et de prise en charge pourra décider de se faire aider.

La médiatisation des suicides a surtout fait prendre conscience à l’ensemble des acteurs de l’entreprise que les risques psychosociaux ne sont pas des sous-risques et qu’il va falloir les prendre en compte et les prévenir au même titre que les autres risques professionnels.

Propos recueillis par A.-C. G. et F. G.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy