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« Les outils d’IA sont diffusés sans aucune information des salariés » (Franca Salis-Madinier, CFDT Cadres)

Dialogue Social | publié le : 21.03.2024 | Propos recueillis par Gilmar Sequeira Martins

Franca Salis-Madinier, secrétaire nationale de la CFDT Cadres, a été l’unique membre d’une organisation syndicale à avoir fait partie du comité sur l’IA qui a remis son rapport le 13 mars dernier au président de la République.

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Comment les partenaires sociaux doivent-ils s’emparer de l’intelligence artificielle ? Franca Salis-Madinier, secrétaire nationale de la CFDT Cadres, a été l’unique membre d’une organisation syndicale à avoir fait partie du comité sur l’IA qui a remis son rapport le 13 mars dernier au président de la République1. Elle évoque pour Info-Social RH tous les risques auxquels expose les salariés cette nouvelle technologie porteuse de profondes mutations. Elle appelle le Gouvernement à financer l’accompagnement de cette transformation et les partenaires sociaux à inclure l’IA dans le dialogue social pour en maîtriser les potentiels effets négatifs, mais aussi répartir équitablement les gains de productivité.

Quel est l’état actuel du dialogue social sur l’intelligence artificielle ?

Franca Salis-Madinier : Des accords sur l’IA ont été conclus en Allemagne à la Deutsche Bahn, la SNCF allemande, mais aussi dans le secteur des services et du commerce à H&M, par exemple avec le syndicat Ver.di. Un accord a aussi été conclu chez AXA en Espagne, mais pas en France. J’ai fait part de mon étonnement aux organisations patronales françaises (celles auditionnées dans le cadre de ce rapport), qu’un groupe français négocie en Espagne, mais pas en France, un accord sur l’IA, sans réponse du côté patronal.

Il existe aussi des accords au Royaume-Uni, entre la compagnie d’assurances Zurich, bien implantée dans ce pays, et le syndicat Community Union, sur un plan pour la formation des travailleurs pour les accompagner aux nouveaux métiers, lors de l’introduction de l’automatisation, avec l’objectif de garder tous les salariés. Aux États-Unis, les scénaristes et les comédiens ont fait grève pendant quatre mois durant l’été 2023 pour aboutir à un accord avec les studios. En Suède, il existe un accord interprofessionnel conclu en 1987 qui permet d’ouvrir des discussions dès que l’introduction d’une nouvelle technologique implique des restructurations et touche les emplois et les métiers.

En France, il existe des dispositions, qu’elles soient issues des législations européenne ou française, qui pourraient ouvrir des discussions du même type, mais elles ne sont pas ou peu utilisées.

Quelle est la situation du dialogue social dans l’Union européenne ?

F. S.-M. : Au niveau européen, les partenaires sociaux ont signé, le 22 juin 2020, un accord-cadre sur la transformation numérique des entreprises. Il prévoit qu’un dialogue cyclique et itératif s’engage lorsque sont introduites dans l’entreprise des technologies qui peuvent avoir un impact sur l’emploi, les métiers ou qui soulèvent des questions éthiques ou sociétales. L’IA entre dans ce cadre puisque c’est une technologie qui évolue régulièrement et qui a des impacts comme ceux prévus par l’accord. Il faudrait donc engager des discussions régulières autour d’elle. Malheureusement, cet accord-cadre n’a jamais été décliné en France. Nous souhaitons évidemment que cet accord-cadre soit décliné en accord national interprofessionnel, ensuite décliné dans les différentes branches.

Pourquoi n’a-t-il pas été décliné ?

F. S.-M. : Le diable se cache dans les détails. L’accord de 2021 sur le télétravail comportait une petite note en pied de page qui a été introduite par le patronat et qui faisait référence à l’accord-cadre européen du 22 juin 2020. Les organisations patronales considèrent cette note comme une déclinaison au niveau national et ne veulent pas aller plus loin. J’espère que la remise du rapport sur l’IA va permettre de faire bouger les choses.

 


 

« Aujourd’hui, l’opacité est totale parce que la diffusion et l’utilisation de ces outils ne font l’objet d’aucune information-consultation auprès des représentants de salariés ni d’aucune discussion sur les finalités de leurs usages. »

 


 

Quels risques font courir les systèmes d’IA aux droits des salariés ?

F. S.-M. : Aujourd’hui, les outils d’IA sont diffusés sans aucune information des salariés ni de leurs représentants, or ils peuvent être utilisés pour exercer une surveillance à 360° de l’activité des salariés. Cette surveillance illimitée basée sur le recueil permanent de données est illégale. Personne ne peut savoir si ce recueil permanent de données ne sera pas un jour utilisé pour évaluer les salariés ou même justifier leur licenciement.

Aujourd’hui, l’opacité est totale parce que la diffusion et l’utilisation de ces outils ne font l’objet d’aucune information-consultation auprès des représentants de salariés ni d’aucune discussion sur les finalités de leurs usages. Certaines entreprises dissimulent la diffusion d’outils d’IA parce qu’elles ont peur de faire peur aux salariés. Depuis l’arrivée de ChatGPT en 2022, on assiste à un nouveau phénomène qui est l’utilisation des outils d’IA générative par les salariés eux-mêmes, mais les risques sont toujours là, en particulier celui de la discrimination ou de la qualité des contenus générés.

Pour éviter ces risques, il faut une évaluation des algorithmes et la législation européenne, l’AI Act, prévoit la création d’un dispositif d’évaluation à travers des instances européennes et nationales comme l’AI Office. Les algorithmes utilisés dans le cadre du travail doivent faire l’objet d’un audit par des autorités indépendantes. Il reste à désigner les autorités de surveillance et d’audit les plus qualifiées.

Quel sera l’impact de l’IA sur les conditions de travail ?

F. S.-M. : Au-delà des enjeux de surveillance et de discrimination, cette technologie va aussi affecter les conditions de travail et peut-être la santé des salariés. Si l’IA prend en charge les tâches les plus routinières et moins gratifiantes, cela va augmenter la part des activités qui exigent un effort de concentration et un effort cognitif plus important. Si le temps de travail reste le même, cela risque de causer une augmentation du stress, en particulier chez les cadres, qui sont déjà soumis à un niveau de stress élevé. Nous avons sondé des salariés du secteur du conseil ou de celui des assurances sur cette question et ils font déjà état de ce vécu et de ce risque.

Comment l’IA doit-elle être encadrée ?

F. S.-M. : En Allemagne existe un observatoire national de l’IA. Nous avons proposé la création en France d’une structure similaire dont le comité de pilotage inclurait des représentants des organisations syndicales. Il existe des structures comme le LaborIA ou France Stratégie qui traitent de différents aspects, mais il manque une analyse portant sur la qualité et le volume de l’emploi, comme celle qu’avait produite en 2018 le Conseil d’orientation pour l’emploi en concomitance avec le rapport Villani2.

Dans le rapport remis le 13 mars au président de la République, il est aussi recommandé de créer des commissions spécifiques sur l’IA au ministère du Travail et au ministère de la Fonction publique. Avec le rôle d’identifier les bonnes pratiques de l’introduction des IA dans le travail. Les partenaires sociaux seront étroitement associés au pilotage de ces travaux. Le rapport estime qu’il faudrait mobiliser 5 millions d’euros sur cinq ans pour financer les études et l’observation de l’impact de l’IA sur les compétences, les métiers et les emplois. Ce rapport et ses recommandations ont été finalisés au moment où un décret3 a réduit de 10 milliards d’euros certains budgets, dont celui consacré au travail et à l’emploi.

Cela pose une question : est-ce qu’on veut faire du déploiement de l’IA une ambition et une priorité, et dans ce cas il faut financer la partie accompagnement de cette technologie, ou est-ce que l’on va nous opposer des problématiques d’argent pour renoncer à créer des dispositifs qui permettent d’anticiper ces transformations ? Si on considère qu’il faut anticiper et accompagner cette transformation technologique des emplois et des compétences, alors il faut engager ce financement. Les confédérations syndicales doivent absolument mettre en place un dispositif de suivi des recommandations du rapport. Dans le cadre de ce rapport, nous avons déjà commencé à discuter avec la direction générale du travail (DGT) sur ces questions.

 


 

« Les systèmes d’IA peuvent potentiellement apporter des gains de productivité très importants. L’un des enjeux majeurs est de savoir comment ils seront répartis. »

 


 

Dans quelles instances les enjeux à l’IA doivent-ils être discutés et négociés ?

F. S.-M. : Le premier lieu où l’IA doit être évoqué, ce sont les conseils d’administration, là où est fixée la stratégie et où peuvent être examinées les finalités du déploiement des systèmes d’IA. Mais dans beaucoup de cas, ces sujets ne sont pas évoqués parce que les acteurs concernés, que ce soit les élus ou les membres des directions, ne sont pas formés. Les CSE sont le deuxième espace de dialogue où évoquer ces questions. Et il y en a un troisième, ce sont les commissions ad hoc qui peuvent être créées par un accord d’entreprise, comme le prévoit l’article L. 2232-12 du Code du travail. Le terrain interprofessionnel et de branche est aussi un niveau pertinent, car l’impact de ces technologies sera différent selon les secteurs.

Les acteurs du dialogue social sont-ils prêts à engager le dialogue social technologique ?

F. S.-M. : Les acteurs du dialogue social, que ce soit les représentants des salariés, mais aussi les directions, ont un niveau de connaissance très faible des systèmes d’IA. Le choix de ces systèmes et de leur mise en œuvre est laissé aux DSI et à leurs équipes. La priorité des priorités est donc de former les acteurs du dialogue social à cette technologie et à ses implications. La CFDT Cadres a engagé cette démarche dès 2018 et nous voyons aujourd’hui une très forte progression de la demande de formation de la part de nos équipes.

Il faut s’outiller pour comprendre ces systèmes, mais le point essentiel, ce sont les conséquences des usages. D’où l’importance d’expérimenter avant de choisir ces outils. Les salariés peuvent très bien constater qu’un outil produit des résultats incorrects. Une autre démarche essentielle est celle d’engager un examen régulier de ces systèmes d’IA qui évoluent en permanence. Il ne s’agit pas d’une technologie classique produisant toujours le même résultat.

Quelle aide l’IA pourrait apporter aux syndicats ?

F. S.-M. : Les représentants syndicaux manquent surtout de temps. Pour préparer une négociation, il serait très intéressant d’avoir une synthèse des accords déjà conclus sur une thématique ou dans un secteur particulier. L’idéal serait de disposer d’un outil d’IA qui serait entraîné avec tous les accords déjà publiés sur le site de Legifrance. Le budget nécessaire pour construire un tel outil atteint 30 à 40 000 euros. Rien de prohibitif donc côté financier ; il s’agit simplement de publier une version exploitable des accords collectifs pour l’entraînement des IA et la DGT devrait être à l’initiative. C’est une question de volonté.

Quelle est la particularité de la période actuelle ?

F. S.-M. : Nous vivons une période importante, car c’est la première fois que les organisations syndicales veulent et doivent être une partie prenante dans une transformation technologique d’une telle ampleur. C’est une opportunité pour renouveler le cadre du dialogue social avec des acteurs formés afin d’engager des négociations efficaces. Les systèmes d’IA peuvent potentiellement apporter des gains de productivité très importants. L’un des enjeux majeurs est de savoir comment ils seront répartis. Les entreprises vont-elles s’en servir pour réduire la masse salariale ou bien pour mieux former leurs salariés ? Ce sera l’un des enjeux majeurs du dialogue social.


(1) Rapport remis le 13 mars 2024 par la commission de l'intelligence artificielle : l'IA, notre ambition pour la France

(2) Rapport Villani remis le 28 mars 2018 : donner un sens à l'intelligence artificielle (IA)

(3) Décret n° 2024-124 du 21 février 2024 portant annulation de crédits

Auteur

  • Propos recueillis par Gilmar Sequeira Martins