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Béatrice de Lavalette : « Il y a un lien entre qualité du dialogue social, performance économique et amélioration du service public »

Dialogue social | publié le : 30.09.2022 | Benjamin d'Alguerre

Pour Béatrice de Lavalette*, créatrice des Rencontres du dialogue de Suresnes qui se tiennent le 18 octobre, le dialogue social aurait tout à gagner à se rapprocher au plus près du terrain, au niveau de l’entreprise, sans interventionnisme excessif de l’État.

Comment se porte le dialogue social dans les collectivités territoriales ?

Béatrice de Lavalette : Malheureusement, malgré les évolutions "heureuses" induites par la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019, dite "loi Dussopt", aucune obligation n’est faite aux collectivités de signer des accords avec les représentants des salariés. La loi considère que la légitimité issue de l’élection permet aux élus de diriger leur collectivité sans obligation d’y pratiquer un réel dialogue social et on peut regretter que les comités sociaux territoriaux [nés de la fusion des anciens CT et des CHSCT, NDLR] demeurent dans un rôle consultatif. Le dialogue social y reste trop souvent purement formel et la collectivité employeur peut adopter légalement les textes inscrits à l’ordre du jour de ces instances consultatives en dépit d’un avis négatif des représentants du personnel.

En qualité d’élue chargée des ressources humaines et du dialogue social, j’ai, en ce qui me concerne, suivi le chemin inverse à Suresnes dès mon élection en 2008 en choisissant, avec le soutien de l’exécutif municipal, d’instaurer un vrai dialogue social au cœur de ma politique comme levier d’optimisation de la performance publique et du progrès social : cela passait pour moi par la négociation et la signature d’accords en amont des CT. C’était il y a une quinzaine d’années et, aujourd’hui, nous comptons trente-neuf accords conclus avec les syndicats. La CGT, syndicat majoritaire avec 66 % des voix les a d’ailleurs tous signés ! Après avoir rencontré Olivier Dussopt, ministre de la Fonction publique, le 9 janvier 2020, il a souhaité que la mission relative à la négociation collective se rende à Suresnes (le 10 février 2020) pour nourrir sa réflexion sur l’application de l’article 14 de la loi, notamment avec la méthode que nous avions mise en place privilégiant la conclusion systématique d’accords collectifs majoritaires.

Ainsi, la loi de 2019, qui avait vocation dans l’article 14 à revaloriser le dialogue social, a trouvé un prolongement intéressant à mon sens avec l’ordonnance de février 2021 qui donne force et valeur juridique aux accords collectifs. Et tant mieux si Suresnes a pu être source d’inspiration en la matière… !

Auditionnée par le Conseil économique, social et environnemental (Cese), j’avais proposé que les sujets relatifs notamment aux conditions de travail nécessitent un accord majoritaire. Il est regrettable que cette évolution n’ait pas eu lieu, car si on souhaite revaloriser le dialogue social, il faut s’en donner les moyens. Aujourd’hui, force est de constater que la culture de l’accord n’existe pas vraiment dans la fonction publique territoriale et j’ose espérer que les évolutions législatives récentes permettent de corriger cet écueil. Aujourd’hui, certains se réjouissent trop vite de la faillite syndicale, c’est une erreur car il y a un lien établi entre qualité du dialogue social, performance économique et amélioration de la qualité du service public.

Où en est-on du passage des collectivités territoriales aux 35 heures ? Le sujet est problématique dans les municipalités et se traduit parfois par des mouvements sociaux, voire des contentieux devant les tribunaux. Qu’en est-il dans la vôtre ?

B. de L. : En ma qualité d’élue, je suis évidemment très respectueuse de la loi. Par ailleurs, j’ai placé la justice et l’équité au cœur de mes valeurs et de mes combats. C’est dans ce cadre et ce contexte que je considère que la loi du 19 janvier 2000 dite "loi Aubry II" instituant les 1 607h annuelles (ou 35 heures hebdomadaires) doit s’appliquer, dans le privé comme dans le public. J’entends cependant que certaines collectivités avaient pu prendre d’autres habitudes et mettre en place un autre mode de fonctionnement, souvent d’ailleurs sur la base d’accords collectifs.

Puisque le dernier mot appartient à la loi, chacun doit comprendre qu’il est tout à fait possible de s’inscrire dans la légalité tout en trouvant, dans le dialogue social, des issues ou des accords gagnant-gagnant… et rien n’interdit de faire preuve d’ingéniosité en la matière !

À Suresnes, par exemple, où il existait un certain nombre de jours dits "indus", dérogeant aux 1 607 heures annuelles, nous avons négocié pendant des mois avec les syndicats pour trouver des issues acceptables et qui constituent aujourd’hui un vrai progrès social pour les agents avec notamment notre accord sur une mutuelle à 42 € quand la moyenne en Île de France est de 8 € pour la participation employeur.

Par ailleurs, un autre accord conclu en 2018 offre la possibilité à nos agents de pratiquer une activité sportive et culturelle (2 h par semaine) sans déroger aux 1 607 heures puisqu’intégrée au plan de formation.

Ces accords s’inscrivent dans le cadre de notre politique prioritaire "Bien-être, santé et sécurité au travail", en permettant à nos agents de développer leurs compétences professionnelles au travers de ces activités. Les chiffres attestent une baisse de l‘absentéisme et des accidents du travail, un meilleur équilibre psychologique et émotionnel, une plus grande confiance et estime de soi, facteurs d’efficacité. C’est le principe d’un accord gagnant-gagnant.

Quels sont les grands chantiers à l'agenda de la fonction publique territoriale?

B. de L. : Il y a encore des progrès à faire en matière d’égalité salariale puisque le différentiel de traitement entre les hommes et les femmes est en moyenne de 9 % dans la fonction publique territoriale. Tout est une question de volonté, comme nous le prouvons à Suresnes puisque notre politique ambitieuse a permis de réduire l’écart à 1,2 % contre 14 % dans la fonction publique.

La question de l’emploi des personnes en situation de handicap doit être regardée également, car trop de collectivités n’atteignent même pas le minimum exigé par la loi de 6 % en la matière. Là encore, notre politique volontariste a permis d’atteindre un taux de 9,7 % en agissant sur les recrutements, la reconnaissance du handicap bien souvent invisible (80 % des handicaps le sont) et une très large sensibilisation et formation de nos agents sur le sujet.

Dans un contexte où les perspectives économiques semblent bien sombres et où les salariés craignent pour leur pouvoir d’achat avec une inflation en hausse, les questions liées à la rémunération et aux conditions de travail sont également à l’agenda. À Suresnes, là encore, depuis sept ans, nous avons mis en place dans le dialogue social une politique juste et équitable de prime au mérite qui a permis d’augmenter les rémunérations des agents pendant les dix années de blocage du point d’indice des agents de la fonction publique.

De même avons-nous conclu 25 accords en matière de bien-être et de qualité de vie au travail en permettant – outre la mutuelle et les activités sportives culturelles sur le temps de travail déjà citées – à nos agents de venir sur leur lieu de travail avec leur animal, des chèques Cadhoc et bien d‘autres dispositifs innovants et pionniers.

Dans les grands sujets, n’oublions pas la baisse de l’attractivité de la fonction publique et les réelles difficultés de recrutement avec un nombre considérable d’emplois vacants dans la fonction publique. Elle ne séduit aujourd’hui qu’un jeune sur dix, d’après le rapport Laurent, alors que c’était un jeune sur cinq il y a encore quelques années. Il n’y a pas que les entreprises qui souffrent de pénurie de main-d’œuvre : les collectivités aussi !

Pour attirer à nouveau des talents, comme à Suresnes, il faut faire preuve d’imagination et s’inspirer des bonnes pratiques, quelques fois issues du privé, en développant des accords pionniers et innovants comme nous avons su le faire.

Enfin, n’oublions pas les élections professionnelles du 8 décembre prochain qui favorisent la surenchère syndicale et moins un dialogue social apaisé et constructif.

Au-delà de la paix sociale, quel est l’intérêt pour une collectivité d’instaurer le dialogue social dans son fonctionnement ?

B. de L. : Vous avez raison de parler de paix sociale, avec une demi-journée de grève pour des raisons locales en 14 ans mais surtout un dialogue social riche, apaisé et constructif, qui nous a permis d’améliorer réellement la qualité de notre service public en signant 39 accords gagnant-gagnant avec nos représentants syndicaux. Dès 2008, j’étais persuadée que ce dialogue social, axe prioritaire de ma politique RH, conditionnerait la réussite de tous nos projets au service des Suresnois.

La charte de reconnaissance du parcours syndical, qui reconnaît les compétences acquises des représentants syndicaux et favorise l’engagement syndical, ou encore le chèque syndical, ont largement contribué à ce dialogue social constructif, qui inspire aujourd’hui de nombreuses collectivités et grandes entreprises et nous a permis de servir toujours mieux nos administrés, par exemple en ouvrant les médiathèques le dimanche, en adaptant les horaires des aides à domicile aux personnes âgées ou en augmentant l’amplitude horaire de nos parcs municipaux. Nous avons également réduit les accidents de travail et l’absentéisme et gagné en efficacité, grâce à une politique favorisant le bien-être au travail.

Même si elles n’ont pas concerné le dialogue social dans les collectivités, quel bilan tirez-vous des ordonnances Travail de 2017 avec cinq ans de recul ?

B. de L. : J’ai le sentiment d’une vivacité retrouvée dans le dialogue social d’entreprise et de branches au vu des 80 000 accords conclus fin 2021.

Néanmoins, il est difficile de dire que les corps intermédiaires et notamment les syndicats ont été particulièrement bien traités pendant le quinquennat qui vient de s’écouler. Un paradoxe donc, avec une forte vitalité du dialogue social au niveau local et des conflits très emblématiques ces cinq dernières années marquées par des blocages (par exemple la SNCF ou Air France), sans oublier le mouvement des "gilets jaunes" qui a peut-être été un moyen de contourner ces corps intermédiaires un peu délaissés.

Je salue dans ces ordonnances l’amorce d’une inversion de la hiérarchie des normes qui ramène le dialogue social au plus près du terrain et qui me paraît aller dans le bon sens. Cette inversion permet aux syndicats et au dialogue social d’être présent partout sur le terrain. Ce type d’initiatives nourrit le dialogue social, comme la loi Robien en avait l’ambition.

Dans les années 1990, j’étais au cabinet de Gilles de Robien, président du groupe UDF à l’Assemblée nationale, qui a ensuite été ministre du Travail. J’ai contribué à la rédaction de la loi du 11 juin 1996 qui permet une réduction du temps de travail à 35, voire 32 heures hebdomadaires avec allégement des charges mais en échange d’une augmentation des effectifs de 10 à 15 %. Environ 5 000 entreprises se sont emparées de la loi Robien, ce qui a abouti à la création d’environ 50 000 emplois.

Ce principe d’une loi-cadre et d’outils à la disposition des employeurs et des syndicats permet de donner du grain à moudre aux partenaires sociaux dans les entreprises et contribue à la revitalisation du dialogue social à cette échelle. Selon la conjoncture et le carnet de commandes, les acteurs pouvaient travailler main dans la main pour s’adapter. Par rapport à la loi Aubry 2 qui imposait les 35 heures sans laisser de marge de manœuvre et d’adaptation, je préfère les initiatives qui donnent aux syndicats les outils pour négocier et aller plus loin dans l’inversion de la hiérarchie des normes.

C’est une décision qui s’est imposée par le haut. Je ferais en partie le même reproche aux ordonnances sur la fusion des instances paritaires. Elles ont rapproché le dialogue social du terrain, mais au lieu de se contenter de fixer un cadre et de laisser la liberté aux acteurs du dialogue social de s’en saisir ou pas, elles sont imposées de façon verticale.

Pour revaloriser le dialogue social et renforcer les syndicats, peut-être pourrait-on s’inspirer des dispositifs mis en place chez Axa groupe (fleuron de notre économie) et à Suresnes, avec la charte de reconnaissance du parcours syndical ou le chèque syndical, mais aussi peut-être pourrait-on aller encore plus loin dans l’inversion de la hiérarchie des normes, amorcée par les ordonnances dites "Macron" (ce sera la thématique de notre dernière table-ronde lors des Rencontres du dialogue social du 18 octobre), en valorisant mieux encore l’accord collectif majoritaire au niveau de l’entreprise sur tous les sujets, y compris la durée du temps du travail et en s’inspirant du modèle nordique où l’État est beaucoup moins interventionniste.

Quand intègrera-t-on, enfin en France, que le dialogue social de qualité, riche et constructif, est un véritable indicateur de la performance économique, de l’emploi et de la compétitivité ?

 

Bio

Adjointe au maire de Suresnes depuis 2008, Béatrice de Lavalette est en charge du Dialogue social, de l’Innovation sociale et des Ressources humaines. Ancienne conseillère parlementaire de Gilles de Robien, elle a largement contribué à la rédaction de la loi du 11 juin 1996 sur la réduction du temps de travail. À Suresnes où elle a contribué à l’installation d’un dialogue social entre la collectivité employeuse et les salariés, elle a négocié et conclu une quarantaine d’accords avec les syndicats et sept à la Région Île-de-France dont elle a été vice-présidente en charge du dialogue social entre 2017 et 2021. Elle organise depuis 2013 les Rencontres du dialogue social des secteurs public et privé.

 

 

Auteur

  • Benjamin d'Alguerre